mercredi 26 décembre 2007

Pierre de Montboissier

Pierre naît en Auvergne, entre 1092 et 1094, selon les sources, de l'union entre Maurice de Montboissier et Raingarde. A la mort de son époux, en 1116, Raingarde entre au monastère de Marcigny, dépendance de Cluny strictement réservée aux femmes. Cette mère de huit fils se tourne désormais vers le service de Dieu. Cinq des sept frères de Pierre, restés vivants, embrassent l'état monastique ou une carrière ecclésiastique. Il est vrai que le domaine de Montboissier est modeste et que le service de Dieu permet de ne pas le morceler. Dès qu'il en a l'âge, Pierre est placé par ses parents au monastère de Sauxillanges, filiale de Cluny en Auvergne, pour y être éduqué à l'école claustrale. Il y acquiert le latin et une culture littéraire et théologique vaste et solide. Son noviciat terminé, il reçoit la bénédiction monastique d'Hugues de Semur, abbé de Cluny, le 29 avril 1109. Il séjourne ensuite à Vézelay, puis au prieuré de Domène, près de Grenoble, dont il devient abbé. Pendant ce temps, à Cluny, Pons de Melgueil, successeur d'Hugues, est en difficulté. Une plainte contre lui est déposée à Rome. Pons se précipite aux pieds du pape Calixte II et démissionne. En avril 1122, Hugues II de Semur est élu. Trois mois plus tard, il décède et Pierre de Montboissier lui succède. Mais Pons, qui garde des partisans, se ravise et il faut toute l'autorité du pape pour confirmer Pierre comme abbé légitime. Cet épisode tumultueux, s'il a de quoi forger le caractère, laisse des traces chez celui qui devient alors le huitième abbé de Cluny. Cluny ! Quelle réalité matérielle et spirituelle se cache derrière ce vocable ? Quelle place occupe l'abbaye dans la chrétienté du XIIe siècle ? Tout commence en 910. Le 11 septembre, Guillaume III duc d'Aquitaine et comte de Mâcon fait don à Bernon, abbé de Beaume-les-Messieurs, d'une villa près de Mâcon afin d'y fonder un monastère bénédictin, c'est-à-dire régi par la règle de saint Benoît. L'établissement, placé sous le patronage des apôtres Pierre et Paul, sous la protection directe de la papauté, aura la libre désignation de son abbé. Cette charte de fondation affirme d'emblée l'indépendance de l'abbaye de Cluny par rapport au pouvoir spirituel et temporel. Dès lors, le monastère se développe jusqu'à devenir une seigneurie ecclésiastique extraordinairement puissante. L'abbaye mâconnaise en constitue la tête, chaque maison, un des membres. A l'intérieur de la nébuleuse clunisienne que forment les multiples abbayes, prieurés, sous-prieurés, les moines circulent. La même parole, les mêmes statuts, les mêmes coutumes irriguent l'ensemble du corps. Le sanctuaire de Cluny est un espace de pénitence pour tous les pécheurs en quête de réconciliation avec l'Eglise. C'est aussi un refuge où chacun se trouve à l'abri de toute contrainte ou saisie. Les morts aussi affluent à Cluny : nombreux sont ceux qui ont souhaité reposer dans l'enceinte du sanctuaire. A l'époque de Pierre, la montée en puissance de modèles monastiques nouveaux constitue un péril. L'érémitisme, incarné par les chartreux et prônant le renoncement au monde, constitue une critique du modèle clunisien. De même, les ordres mendiants, dominicains et franciscains, contemporains de l'essor des villes dans l'Occident médiéval, incorporant des laïcs à l'ordre, développent des fraternités actives qui mettent en danger le monachisme traditionnel dont Cluny est le paradigme. Enfin, la réforme cistercienne, qui n'a d'autre volonté que l'observance stricte et littérale de la règle de saint Benoît, trouve à redire quant à ce qu'est devenu Cluny. Bernard de Clairvaux vient en cette année 1127 de dénoncer sévèrement, dans sa célèbre lettre XXVIII, certains usages de Cluny qu'il juge trop éloignés de la mortification nécessaire à la vie spirituelle. Pour autant, Pierre a la passion de son monastère, il ne cesse d'en faire l'apologie. C'est « grâce au nard très pur des valeurs spirituelles qui s'en dégagea que toute la demeure du monde fut remplie de la fragrance du parfum répandu », écrit-il dans le De miraculis (le Livre des merveilles). Selon lui, dans le service de Dieu, Cluny est la « vigne » dont les moines sont les « sarments » constituant autant de bras engagés dans un combat implacable et inlassable contre le diable. Les critiques adressées à l'ordre le stimulent. L'abbé entreprend une réforme des statuts. Il réprime certains abus de manière à mettre la vie régulière des moines plus en conformité avec la règle bénédictine. Moins de dépenses, moins de faste, moins de démesure, davantage de simplicité et d'ascèse caractérisent les nouveaux statuts publiés en 1146-1147. Une autre tâche l'attend. La situation économique du système clunisien n'est pas brillante. Pierre le découvre à son arrivée. « J'ai trouvé alors une Eglise grande, religieuse, illustre mais très pauvre. » Les ressources ne couvrent pas les dépenses. D'autant que, depuis 1088, le chantier d'une basilique aux dimensions considérables, connue sous le nom de Cluny III, s'est ouvert. Une main-d'oeuvre de tâcherons travaillant la pierre et le bois doit être nourrie et payée chaque jour. Ces dépenses exceptionnelles s'ajoutent au coût énorme que représente l'accueil quotidien des pèlerins, des pauvres et des indigents. A l'époque de Pierre, environ trois cent cinquante moines sont présents à Cluny mais l'abbaye nourrit chaque jour trois fois plus de monde. Dans ces conditions, les ressources provenant du domaine proche ne suffisent plus. Pierre réduit le nombre de pauvres à cinquante par jour. Par ailleurs, les redevances en espèces provenant des dépendances rentrent mal. Pierre emprunte, mais prend aussi la route pour solliciter débiteurs et donateurs. Pourtant, c'est un homme de santé fragile, qui a contracté le paludisme lors de son premier séjour à Rome en 1126. Les rois de France, d'Angleterre, de Sicile et d'Espagne, sont régulièrement priés de se montrer généreux. Pas moins de dix voyages en Italie, deux en Angleterre, un en Espagne, un en Allemagne sont entrepris. Consolider l'ordre et affirmer la place de Cluny à sa tête est le but premier des déplacements en Italie, quatre étant sur convocation du pape, six sur son initiative personnelle. A trois reprises, Pierre et ses compagnons subissent rudement l'insécurité chronique des routes italiennes. De son premier voyage en Angleterre auprès du roi Henri Ier Beauclerc en 1130, il ramène les subsides qui lui permettent d'achever la construction de Cluny III ; du second, en 1155 auprès de son ami Henri de Blois, futur évêque de Winchester et ancien clunisien, il reçoit de quoi nourrir ses moines durant toute une année. Le voyage en Espagne, effectué en 1142, dure huit mois. La couronne d'Espagne n'a rien versé en espèces du tribut qu'elle doit à Cluny depuis des années. Alphonse VII se contente de décevantes donations à l'ordre sous forme de propriétés. Réformateur de l'ordre clunisien, interlocuteur des puissances temporelles de son temps, Pierre prend parti pour Innocent II contre Anaclet, autre prétendant au trône de Saint-Pierre, lors du schisme de 1130. Réfugié à Cluny, Innocent II consacre l'abbatiale de Cluny III dont les proportions et la magnificence dépassent alors l'église de Rome. Pierre se définit aussi, et de manière très significative, par l'unité organique de son dessein théologique. Celui-ci est tout entier centré sur la défense de la chrétienté et le combat contre les avatars de l'Antéchrist. « Vous serez le seul en notre temps qui aura exécuté par le glaive de la parole divine, les trois plus grands ennemis de la chrétienté : les juifs, les hérétiques et les Sarrasins », résume Pierre de Poitiers, son fidèle secrétaire. Parmi les « hérétiques » contre lesquels Pierre aura à lutter, figure Pierre de Bruis, originaire de Bruis-en-Provence. Sa doctrine, dont il commence la prédication en 1119, est largement diffusée en Provence et dans le Languedoc. Elle se résume en cinq points. Le premier est le refus du baptême des enfants sous prétexte qu'un petit ne peut être assez conscient pour croire. Le second point énonce le rejet des lieux consacrés, l'Eglise de Dieu ne consiste pas en une assemblée de pierres mais en une réalité spirituelle constituée par les fidèles. Le troisième point porte sur la croix. En tant qu'instrument de souffrance et de douleur, celle-ci ne peut être un objet d'adoration. Le quatrième point rappelle que le corps du Christ n'a été consommé qu'une fois par les seuls disciples lors de la Cène, et que toute consommation ultérieure est une pure fiction. Enfin, dernier point, offrandes, prières et messes pour les morts sont déclarées inutiles et sans objet. Baptême, église, croix, eucharistie, devoir envers les défunts, autant de points chers et centraux du christianisme qui justifient l'application rigoureuse mise par Pierre dans sa réfutation. Le Contra Petrobrusianos (Contre les Pétrobrusiens), publié en 1139-1140, est le premier traité antihérétique de l'Occident médiéval. Au moment où l'abbé rédige sa réfutation, Pierre de Bruis est encore vivant. Celle-ci commence curieusement par la reconnaissance de la nécessité de l'hérésie. L'Eglise ne se purifie-t-elle pas dans la lutte intérieure qu'elle mène contre ceux qui « doutent » et qu'il faut sans cesse ramener vers l'orthodoxie ? Ce texte polémique débute par un examen, investigatio, élaboré à la suite d'une enquête sur le terrain. Il est suivi d'une discussion, discussio, au cours de laquelle tous les textes de l'écriture et de la tradition sont convoqués. Puis on passe à la résolution du problème, inventio, pour terminer par la defensio. Ce dernier moment constitue le terme du cycle où plus aucune objection, même murmurée, n'est tolérable. L'imprécation, si chère à Bernard de Clairvaux pour lequel, contrairement à Pierre, l'hérésie ne se discute pas, intervient alors. Pierre de Bruis connaît une fin tragique. Il est brûlé par les fidèles scandalisés de Saint-Gilles-du-Gard sur un des bûchers de croix organisé par ses partisans. Son compagnon Henri de Lausanne poursuit la prédication. Le système argumentatif mis au point par Pierre reposant sur « l'arme des mots » est sans avenir. Passé le tournant des années 1200, l'hérésie ne se réfute plus. Désormais, l'Inquisition, tribunal ecclésiastique de feu et de sang, se chargera du problème. Après les ennemis « de l'intérieur », Pierre se tourne vers les ennemis « de l'extérieur », les juifs d'abord, les Sarrasins ou musulmans ensuite. Les premiers, qui « blasphèment, méprisent et déshonorent en toute impunité le Christ et les mystères chrétiens sont bien pires que les lointains Sarrasins ». Ainsi, l'Adversus judaeos (Contre les juifs), composé dans les années 1143-1144, est-il une attaque frontale destinée à dénoncer les « fables ridicules et stupides » du Talmud, diaboliser ses adversaires et prouver l'universalisme chrétien sur la base irréfutable des miracles. Dans le dernier chapitre, Pierre s'interroge sur la nature des juifs. A-t-on affaire à des êtres doués de raison ou à des bêtes obtuses à tout entendement, à l'image de l'âne ? Bref, les juifs appartiennent-ils bien à l'espèce humaine ? Cette question de « l'humanité » juive peut, selon l'état des interprétations, marquer la frontière entre l'antijudaïsme et l'antisémitisme. Dans la lettre 130 adressée au roi de France, Louis VII, en 1146 à la veille de la deuxième croisade, Pierre suggère au souverain capétien de laisser la vie aux juifs mais de s'en prendre à leurs biens. Il propose de les dépouiller de biens « mal acquis » afin de les redistribuer. L'amour du Christ n'exige-t-il pas en effet que l'expédition lancée en Terre sainte par les chrétiens soit financée par les richesses des impies ? Quels rapports l'abbé de Cluny entretient-il avec les croisades ? Au moment où Bernard engage toute son énergie dans la mobilisation pour la deuxième croisade, Pierre reste dans l'ombre. Si le spectacle de la Terre sainte aux mains des infidèles l'afflige, il défend la séparation des deux glaives. Aux laïcs les armes, aux clercs la guerre des idées. « Je vous attaque par la parole et non par les armes comme le font souvent les nôtres », écrit-il dans la préface du Contra sectam Sarracenorum (Contre les Sarrasins). Pierre s'y indigne aussi de l'ignorance des Latins. Comment combattre ce que l'on ne connaît pas ? Peut-on se contenter des attaques simplistes et des amalgames injurieux pour stigmatiser Mahomet ? L'abbé de Cluny décide alors de commander la première traduction en latin du Coran. A l'occasion de son voyage en Espagne, il rencontre les quatre traducteurs, Robert de Ketton, Hermann de Dalmatie, Pierre de Tolède, un Sarrasin du nom de Mohammed. Mais la réfutation proposée par Pierre, après étude du texte, revient malgré tout à diaboliser le prophète et ses sectateurs. Mahomet est bien, selon lui, un avatar satanique à mi-chemin entre l'hérésiarque Arius du IVe siècle, qui niait la divinité du Christ, et l'Antéchrist qui doit venir à la fin des temps. Les diatribes violentes de Pierre s'expliquent par l'angoisse qu'il éprouve devant la rapidité avec laquelle s'est diffusée la foi musulmane. Ce texte, écrit à la fin de sa vie, s'adresse aux chrétiens qui pourraient, par erreur, être fascinés par la civilisation musulmane et séduits par l'islam. Pierre, auteur de textes polémiques sévères, notamment contre les juifs, reçoit de la postérité le nom de Vénérable, alors que Bernard, considéré aujourd'hui par les juifs comme leur protecteur en ce XIIe siècle, bénéficie d'un regard beaucoup moins amène. L'Occident latin est alors dans la diabolisation de l'autre. Pierre n'y échappe pas, Bernard non plus. Dans le Livre des merveilles, on ne trouve pas moins de soixante termes pour désigner le démon, cet « antique ennemi », qui guette partout et toujours, particulièrement à Cluny. On peut cependant affirmer qu'à plus d'un titre Pierre le Vénérable est bien le dernier grand abbé de Cluny. Peut-être faut-il, pour s'en convaincre, écouter les offices composés de sa main et les imaginer résonnant sous la voûte de la plus grande église du monde chrétien. (Source : Historia)

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