M. le marquis de Canillac tient le premier rang1, qui passe pour le plus grand et le plus vieux pécheur de la province. Il y a plus de soixante ans qu'il a commencé d'être méchant, et n'a jamais cessé de l'être depuis ce temps-là. Aussi il tient à gloire de s'être toujours soutenu sans se démentir. C'est le propre de ceux qui mènent une vie déréglée, d'être chagrins, parce qu'ils méditent toujours quelque injustice, ou parce que le crime est toujours accompagné de honte et de remords, qui est le supplice intérieur des coupables; mais le caractère de celui-ci étoit d'être méchant sans remords et de faire du mal en riant. Il avoit toujours quelque prétexte d'être tyran, et ne répondoit aux plaintes qu'on lui faisoit, que par des railleries quidivertissoient assez ceux qu'il ne rendoit pas malheureux. Il est chef d'une maison illustre qui se glorifie d'avoir donné deux papes à Rome2, et plusieurs capitaines à la France. Aussi a-t-il droit de prétendre une pension toutes les fois que le malheur de ses affaires l'obligera de chercher une retraite en Italie.
1. Jacques-Timoléon de Beaufort, marquis de Canillac, fut condamné à mort le 25 janvier 16GG, d'après le Journal de Donqois, fol. 205 v°.
2. Les deux papes de !a maison de Canillac sont Clément VI (Pierre-Roger de Beaufort-Canillac) et Grégoire XI, qui se nommait aussi Pierre-Roger de Beaufort-Canillac; il était neveu du précédent. Clément VI régna de 1342 à 1352, et résida à Avignon. Son neveu, Grégoire XI, fut souverain pontife de 1370 à 1378. 11 mourut à Rome où l'avaient rappelé les sollicitations des Italiens.
On croyoit d'abord qu'il auroit pris ce parti, mais on a su depuis qu'il n'avoit pas pu souffrir les fatigues d'un si long voyage, et qu'il s'étoit réfugié à Barcelone. Aux premières nouvelles qu'il eut des Grands-Jours, il fit son petit équipage de fuite, et, sans perdre un moment, il quitta l'Auvergne, et traversa le Languedoc. Le grand prévôt ayant rencontré sa litière voulut savoir qui étoit dedans. On lui dit que c'étoit une dame malade, qui revenoit d'une de ses maisons de campagne. Cet homme qui avoit des ordres particuliers contre quelques gentilshommes de sa province, ne s'en fia pas d'abord à la réponse qu'on lui avoit faite, et comme c'est une vertu de prévôt de n'être pas trop crédule, il eut la curiosité de voir si ce n'étoit point quelque fugitif déguisé, et ayant tiré le rideau, il aperçut une terrible dame dont la figure lui auroit fait peur, si elle n'eût été de sa connoissance. Le marquis le salua fort humblement, comme il convenoit ; et après l'avoir fait souvenir de l'amitié qu'ils avoient eue autrefois ensemble, il voulut dire le compliment de congé, ne trouvant pas qu'il fût à propos, dans la conjoncture des affaires, de converser longtemps avec un homme de sa profession. Mais il fut prié d'arrêter un moment, jusqu'à ce qu'on eût parcouru le nom des coupables qu'on avoit ordre d'arrêter. Le sien par bonheur ne s'y trouva pas ; ainsi le prévôt lui donna congé, quoiqu'il fût bien assuré qu'il ne seroit point désavoué s'il eût fait cette belle capture, et lui pardonna, soit parce qu'il n'osa point excéder sa commission, soit parce qu'il ne voulut point perdre un vieux'gentilhomme qu'il avoit autrefois connu particulièrement, et qui n'avoit que fort peu de temps à vivre. Il est croyable qu'il pressa depuis son voyage et qu'il fit faire à ses mulets de grandes journées, de peur d'être incommodé parla rencontre de quelque nouveau prévôt qui n'auroit peut-être pas eu toute la complaisance de l'autre. Lorsqu'il apprit qu'on faisoil le procès à M. de La Mothe, il écrivit que les opinions des hommes étoient bien injustes, et qu'ils se trompoient bien souvent dans leurs pensées ; mais qu'enfin ils étoient obligés d'avouer leurs erreurs : qu'on appeloit par toute l'Auvergne La Mothe le sage, Canillac le fou, et que cependant on alloit bien voir que Canillac étoit le sage et que La Mothe avoit été le fou.
Je ne m'arrêterai point à raconter tous les déréglements dont il est accusé. Il suffit de dire qu'il a pratiqué tout ce que la tyrannie peut inventer en matière d'imposition. On levoit dans ses terres la taille de Monsieur, celle de Madame, et celle de tous les enfants de la maison, que ses sujets étoient obligés de payer outre celle du roi. Il est vrai qu'il y a des droits justifiés par des titres fort anciens, qui permettent à quelques seigneurs de faire quelques impositions en certains cas, comme lorsqu'eux-mêmes ou leurs fils aines se marient; mais le marquis savoit l'art d'étendre les droits, et faisoit tous les ans ce que les autres ne font qu'une fois en leur vie. Pour exécuter ses desseins plus facilement et pour empêcher les murmures, il entretenoit dans des tours douze scélérats dévoués à toute sorte de crimes, qu'il appeloit ses douze apôtres, qui catéchisoient avec l'épée ou avec le b£ton ceux qui étoient rebelles à sa loi, et faisoient de terribles violences, lorsqu'ils avoient reçu la cruelle mission de leur maître. Il leur avoit donné des noms fort apostoliques, appelant l'un Sans-Fiance, l'autre BriseTout, et ainsi du reste.... Sur la terreur que donnoient ces noms effroyables, il imposoit des sommes assez considérables sur les viandes qu'on mange ordinairement, et comme on pratiquoitun peu trop d'abstinence, il tournoit l'imposition sur ceux qui n'en mangeoient pas. Le plus grand revenu qu'il avoit étoit celui de la justice : il faisoit pour la moindre chose emprisonner'et juger des misérables, et les obligeoit de racheter leurs peines par argent. Il eût voulu que tous ses justiciables eussent été de son humeur, et les engageoit souvent à de méchantes actions, pour les tous faire payer après, avec beaucoup de rigueur. Enfin, personne n'a jamais tant fait et n'a jamais tant souhaité, et n'a jamais tant profité des crimes que lui. Non - seulement il faisoit payer les mauvaises actions qu'on avoit faites, il falloit encore acheter la liberté d'en faire, et lorsqu'on avoit de l'argent à lui donner, on pouvoit être criminel ou le devenir. Il avoit accoutumé de dire qu'il avoit un barbe qui nourrissoit tous ses chevaux. Ce barbe étoit une servante de ce nom, qu'il permettoit à un curé de garder chez lui, à condition de payer un certain tribut qui entretenoit son écurie. Enfin, il étoit permis de contenter toutes ses passions, pourvu qu'on satisfit son avarice. Il avoit beaucoup dépensé, et s'éloit incommodé pendant ses longues années de service, et il n'avoit point d'autre voie pour remettre ses affaires que la tyrannie. Il se sentoit du penchant à ces sortes de vexations ; il étoit éloigné de la cour et presque assuré de l'impunité. Ainsi, il agissoit sans crainte, et suivoit aveuglément toutes ses passions, les couvrant la plupart sous des apparences de justice. Toutes ces concussions et plusieurs autres violences, dont on eut peine à trouver des preuves, à cause de la terreur qu'avoient encore laissée dans l'esprit des peuples le marquis et ses émissaires, obligèrent Messieurs des Grands-Jours à le juger à mort. Il fut effigié au grand contentement de tout le inonde; il l'avoit été autrefois par arrêt du parlement de Toulouse; il avoit vu lui-même d'une fenêtre voisine son exécution, et il avoit trouvé fort plaisant d'être fort en1.
On avoit mis garnison chez lui dès qu'on fut arrivé à Clermont, et l'on avoit ordonné que Mme sa femme se présenteroit soit pour répondre sur divers chefs dont on accusoitson mari, soit pour répondre en son propre nom de plusieurs choses dont on croyoit qu'elle avoit eu la participation. Nous la vîmes dans une grande désolation. Il leur reste deux enfants, un fils et une fille, qui se sont ressentis des déréglements de la famille. La fille, qui est assez bien faite et qui étoit considérée comme une occasion de faire quelque illustre alliance, fut mariée avec un homme de qualité nommé Laroque-Massebeau. On diroit d'abord que c'est un de ces noms apostoliques que le marquis donnoit à ses gens pour épouvanter le peuple. C'est pourtant un nom fort noble et fort estimé. On fit tous les préparatifs nécessaires. On donna peu de bien à la fille, mais en récompense on leva la taille ; les sujets livrèrent l'argent et les parents livrèrent la fille. Elle fut bien aise, durant quelque temps, d'être maîtresse ; mais, je ne sais par quelle raison secrète, elle n'en fut pas satisfaite dans la suite, Elle s'en plaignit fort souvent, et pour des raisons qu'elle seule pouvoit savoir. Elle protesta qu'il l'avoit trompée, qu'il ne lui tenoit pas tout ce qu'elle en avoit espéré, et qu'enfin ce n'étoit pas un aussi bon mari qu'elle se l'étoit promis. Elle eut pourtant la modération de souffrir, durant cinq ans, toutes les foiblesses de son mari ; mais enfin elle perdit patience et poursuivit fortement sa séparation. La première raison qu'elle allégua contre lui, qui est le prélude ordinaire des dames mécontentes, fut qu'il dissipoit tout son bien et qu'il étoit capable de ruiner la famille la plus opulente. Après cela, elle avança la grande raison des divorces, et déclara ingénument le grand défaut de son mari, qui ne voulut point avouer le crime d'infirmité qu'on lui reprochoit. Ainsi il en fallut venir à des épreuves publiques qui eurent un très-mauvais succès pour lui, ou par mérite, ou par malheur, comme il arrive ordinairement en ces sortes d'expériences ridicules Quoi qu'il en soit, la plainte de la dame fut reçue et le mariage fut déclaré nul. Le gentilhomme eut cinq ans à manger la taille qu'on avoit levée, et n'eut peut-être pas beaucoup de regret d'être séparé. Mme Laroque-Massebeau est enfin redevenue Mlle de Canillac, et le sera longtemps, selon toutes les apparences, tous les gentilshommes craignant de ne pouvoir être assez bons maris pour elle. J'ai vu des . dames bien embarrassées si elles devoient l'appeler madame ou mademoiselle.
1. Le Procès-verbal des conférences tenues pour l'examen des articles proposés pour la composition de l'ordonnance criminelle du mois d'août 1670 (édit. de l'Isle, 169", in-4°), ruonire par quels moyens les grands coupables parvenaient souvent à échapper à la justice. On y lit (page 32) « qu'aux Grands-Jours de Clermont, le marquis de Canillac, qui fut condamné à mort, s'étoit jusque-là soustrait à la justice, parce que, se voyant poursuivi par les juges ordinaires, il se pourvut par-devant un simple exempt de prévôt de maréchaux. Ces différentes procédures ayant fait naître un conflit de juridiction, le grand conseil donna des défenses qui arrêtèrent la procédure, laquelle demeura sursise pendant quatorze années, jusqu'aux Grands-Jours. »
M. le marquis de Canillac le fils, pendant ce temps-là, étoit amoureux de Mlle Ribeyre, et vouloit l'épouser contre l'inclination de ses parents qui ne la trouvoient pas assez bon parti ni pour le bien ni pour la qualité.
Quoiqu'il y eût de grands obstacles, sa beauté l'avoit tellement charmé, qu'il avoit juré d'en faire une marquise. Mais le ciel où se font les mariages l'avoit destinée à un autre amant; aussi l'ardeur du premier étoit fort ralentie, soit par la fragilité des hommes qui sont naturellement inconstants, ou par la difficulté que faisoit le père d'y consentir, ou par la nécessité d'une longue absence qui détruit les passions les plus fortes. Il passe pour un jeune homme fort accompli, et qui mériteroit d'être fils d'un père plus homme de bien que le sien. On loue partout son honnêteté, sa générosité et sa douceur même. Il y a pourtant une tache à sa vie dont il n'a pas su se laver. Il est vrai que c'est être bien innocent en Auvergne que de n'avoir commis qu'un crime, et qu'un fils qui n'a été criminel qu'une fois paroît bien juste, à comparaison d'un père qui l'est toujours. Mais il a fait une action qui suffiroit bien toute seule pour rendre infâme un fils d'un autre père et un gentilhomme d'une autre province. C'est qu'un prêtre s'étant voulu mêler, peut-être indiscrètement, de quelque intrigue qu'il avoit avec une femme, il le fit observer, et l'ayant un jour rencontré, lui donna le temps de faire sa prière et de se confesser succinctement, et l'envoya cruellement en l'autre monde. Les anciens aussi croyoient que l'âme étoit dans le sang, étant d'avis qu'il se faisoit comme une communication d'âme du père au fils, qui leur rendoit ordinairement les vertus et les passions communes. Cette ressemblance de mœurs et d'inclinations n'a point paru en ces messieurs, et l'on sait bien que c'est plutôt un malheureux engagement ou une surprise de jeunesse, qu'une cruauté de naturel et une malice déterminée. Depuis cet assassinat, il avoit fait agir tous ses amis, et avoit obtenu des lettres de grâce qu'il avoit présentées au parlement de Provence. Mais M. Talon s'étant rendu appelant de toutes les lettres obtenues dans le ressort des Grands-Jours, envoya querir le procès si à propos qu'il arriva presque le dernier jour de la commission, et les juges, qui eussent bien voulu qu'il eût encore échappé ces deux mauvais jours, ne purent se dispenser de le juger et de le condamner à mort, à la confiscation des biens et à l'amende, de sorte qu'on en fit le portrait comme du père. Mmede Canillac, quis'étoit toujours consolé des arrêts contre son mari, sur l'espérance de sauver son fils, et avec lui presque tous les biens de la maison, en fut au désespoir, et s'évanouit à la premièrenouvelle du procès apporté et du jugement rendu. Il est vrai que quelques personnes intelligentes lui témoignèrent qu'il lui seroit aisé d'en revenir; que l'arrêt même des Grands-Jours auroit peine à subsister, puisque la grâce avoit été bien obtenue et qu'elle avoit été reçue par un parlement. Nous avons appris que le roi ayant ouï parler de lui fort avantageusement, l'en faisoit quitte pour l'équipement d'un vaisseau qui n'alloit pas à dix mille écus de dépense. Quelques-uns trouvèrent étrange qu'on lui eût donné pour rapporteur M. de Vaurouy qui alloit épouser Mlle Ribeyre; que son principal juge fût son rival, et qu'un homme qui venoit lui enlever sa maîtresse opinât encore à lui faire perdre la vie. Néanmoins tout se passa sans animosité, puisqu'ils n'étoient amants que par succession, et qu'ils n'avoient pas à même temps leur intérêt d'amour à ménager, puisque le juge ne connoissoit point le rival et que l'accusé lui quittoit volontiers sa maîtresse ; il eût voulu épargner son bien et sa vie. (Mémoires sur les grands jours d'Auvergne en 1665)
1. Jacques-Timoléon de Beaufort, marquis de Canillac, fut condamné à mort le 25 janvier 16GG, d'après le Journal de Donqois, fol. 205 v°.
2. Les deux papes de !a maison de Canillac sont Clément VI (Pierre-Roger de Beaufort-Canillac) et Grégoire XI, qui se nommait aussi Pierre-Roger de Beaufort-Canillac; il était neveu du précédent. Clément VI régna de 1342 à 1352, et résida à Avignon. Son neveu, Grégoire XI, fut souverain pontife de 1370 à 1378. 11 mourut à Rome où l'avaient rappelé les sollicitations des Italiens.
On croyoit d'abord qu'il auroit pris ce parti, mais on a su depuis qu'il n'avoit pas pu souffrir les fatigues d'un si long voyage, et qu'il s'étoit réfugié à Barcelone. Aux premières nouvelles qu'il eut des Grands-Jours, il fit son petit équipage de fuite, et, sans perdre un moment, il quitta l'Auvergne, et traversa le Languedoc. Le grand prévôt ayant rencontré sa litière voulut savoir qui étoit dedans. On lui dit que c'étoit une dame malade, qui revenoit d'une de ses maisons de campagne. Cet homme qui avoit des ordres particuliers contre quelques gentilshommes de sa province, ne s'en fia pas d'abord à la réponse qu'on lui avoit faite, et comme c'est une vertu de prévôt de n'être pas trop crédule, il eut la curiosité de voir si ce n'étoit point quelque fugitif déguisé, et ayant tiré le rideau, il aperçut une terrible dame dont la figure lui auroit fait peur, si elle n'eût été de sa connoissance. Le marquis le salua fort humblement, comme il convenoit ; et après l'avoir fait souvenir de l'amitié qu'ils avoient eue autrefois ensemble, il voulut dire le compliment de congé, ne trouvant pas qu'il fût à propos, dans la conjoncture des affaires, de converser longtemps avec un homme de sa profession. Mais il fut prié d'arrêter un moment, jusqu'à ce qu'on eût parcouru le nom des coupables qu'on avoit ordre d'arrêter. Le sien par bonheur ne s'y trouva pas ; ainsi le prévôt lui donna congé, quoiqu'il fût bien assuré qu'il ne seroit point désavoué s'il eût fait cette belle capture, et lui pardonna, soit parce qu'il n'osa point excéder sa commission, soit parce qu'il ne voulut point perdre un vieux'gentilhomme qu'il avoit autrefois connu particulièrement, et qui n'avoit que fort peu de temps à vivre. Il est croyable qu'il pressa depuis son voyage et qu'il fit faire à ses mulets de grandes journées, de peur d'être incommodé parla rencontre de quelque nouveau prévôt qui n'auroit peut-être pas eu toute la complaisance de l'autre. Lorsqu'il apprit qu'on faisoil le procès à M. de La Mothe, il écrivit que les opinions des hommes étoient bien injustes, et qu'ils se trompoient bien souvent dans leurs pensées ; mais qu'enfin ils étoient obligés d'avouer leurs erreurs : qu'on appeloit par toute l'Auvergne La Mothe le sage, Canillac le fou, et que cependant on alloit bien voir que Canillac étoit le sage et que La Mothe avoit été le fou.
Je ne m'arrêterai point à raconter tous les déréglements dont il est accusé. Il suffit de dire qu'il a pratiqué tout ce que la tyrannie peut inventer en matière d'imposition. On levoit dans ses terres la taille de Monsieur, celle de Madame, et celle de tous les enfants de la maison, que ses sujets étoient obligés de payer outre celle du roi. Il est vrai qu'il y a des droits justifiés par des titres fort anciens, qui permettent à quelques seigneurs de faire quelques impositions en certains cas, comme lorsqu'eux-mêmes ou leurs fils aines se marient; mais le marquis savoit l'art d'étendre les droits, et faisoit tous les ans ce que les autres ne font qu'une fois en leur vie. Pour exécuter ses desseins plus facilement et pour empêcher les murmures, il entretenoit dans des tours douze scélérats dévoués à toute sorte de crimes, qu'il appeloit ses douze apôtres, qui catéchisoient avec l'épée ou avec le b£ton ceux qui étoient rebelles à sa loi, et faisoient de terribles violences, lorsqu'ils avoient reçu la cruelle mission de leur maître. Il leur avoit donné des noms fort apostoliques, appelant l'un Sans-Fiance, l'autre BriseTout, et ainsi du reste.... Sur la terreur que donnoient ces noms effroyables, il imposoit des sommes assez considérables sur les viandes qu'on mange ordinairement, et comme on pratiquoitun peu trop d'abstinence, il tournoit l'imposition sur ceux qui n'en mangeoient pas. Le plus grand revenu qu'il avoit étoit celui de la justice : il faisoit pour la moindre chose emprisonner'et juger des misérables, et les obligeoit de racheter leurs peines par argent. Il eût voulu que tous ses justiciables eussent été de son humeur, et les engageoit souvent à de méchantes actions, pour les tous faire payer après, avec beaucoup de rigueur. Enfin, personne n'a jamais tant fait et n'a jamais tant souhaité, et n'a jamais tant profité des crimes que lui. Non - seulement il faisoit payer les mauvaises actions qu'on avoit faites, il falloit encore acheter la liberté d'en faire, et lorsqu'on avoit de l'argent à lui donner, on pouvoit être criminel ou le devenir. Il avoit accoutumé de dire qu'il avoit un barbe qui nourrissoit tous ses chevaux. Ce barbe étoit une servante de ce nom, qu'il permettoit à un curé de garder chez lui, à condition de payer un certain tribut qui entretenoit son écurie. Enfin, il étoit permis de contenter toutes ses passions, pourvu qu'on satisfit son avarice. Il avoit beaucoup dépensé, et s'éloit incommodé pendant ses longues années de service, et il n'avoit point d'autre voie pour remettre ses affaires que la tyrannie. Il se sentoit du penchant à ces sortes de vexations ; il étoit éloigné de la cour et presque assuré de l'impunité. Ainsi, il agissoit sans crainte, et suivoit aveuglément toutes ses passions, les couvrant la plupart sous des apparences de justice. Toutes ces concussions et plusieurs autres violences, dont on eut peine à trouver des preuves, à cause de la terreur qu'avoient encore laissée dans l'esprit des peuples le marquis et ses émissaires, obligèrent Messieurs des Grands-Jours à le juger à mort. Il fut effigié au grand contentement de tout le inonde; il l'avoit été autrefois par arrêt du parlement de Toulouse; il avoit vu lui-même d'une fenêtre voisine son exécution, et il avoit trouvé fort plaisant d'être fort en
On avoit mis garnison chez lui dès qu'on fut arrivé à Clermont, et l'on avoit ordonné que Mme sa femme se présenteroit soit pour répondre sur divers chefs dont on accusoitson mari, soit pour répondre en son propre nom de plusieurs choses dont on croyoit qu'elle avoit eu la participation. Nous la vîmes dans une grande désolation. Il leur reste deux enfants, un fils et une fille, qui se sont ressentis des déréglements de la famille. La fille, qui est assez bien faite et qui étoit considérée comme une occasion de faire quelque illustre alliance, fut mariée avec un homme de qualité nommé Laroque-Massebeau. On diroit d'abord que c'est un de ces noms apostoliques que le marquis donnoit à ses gens pour épouvanter le peuple. C'est pourtant un nom fort noble et fort estimé. On fit tous les préparatifs nécessaires. On donna peu de bien à la fille, mais en récompense on leva la taille ; les sujets livrèrent l'argent et les parents livrèrent la fille. Elle fut bien aise, durant quelque temps, d'être maîtresse ; mais, je ne sais par quelle raison secrète, elle n'en fut pas satisfaite dans la suite, Elle s'en plaignit fort souvent, et pour des raisons qu'elle seule pouvoit savoir. Elle protesta qu'il l'avoit trompée, qu'il ne lui tenoit pas tout ce qu'elle en avoit espéré, et qu'enfin ce n'étoit pas un aussi bon mari qu'elle se l'étoit promis. Elle eut pourtant la modération de souffrir, durant cinq ans, toutes les foiblesses de son mari ; mais enfin elle perdit patience et poursuivit fortement sa séparation. La première raison qu'elle allégua contre lui, qui est le prélude ordinaire des dames mécontentes, fut qu'il dissipoit tout son bien et qu'il étoit capable de ruiner la famille la plus opulente. Après cela, elle avança la grande raison des divorces, et déclara ingénument le grand défaut de son mari, qui ne voulut point avouer le crime d'infirmité qu'on lui reprochoit. Ainsi il en fallut venir à des épreuves publiques qui eurent un très-mauvais succès pour lui, ou par mérite, ou par malheur, comme il arrive ordinairement en ces sortes d'expériences ridicules Quoi qu'il en soit, la plainte de la dame fut reçue et le mariage fut déclaré nul. Le gentilhomme eut cinq ans à manger la taille qu'on avoit levée, et n'eut peut-être pas beaucoup de regret d'être séparé. Mme Laroque-Massebeau est enfin redevenue Mlle de Canillac, et le sera longtemps, selon toutes les apparences, tous les gentilshommes craignant de ne pouvoir être assez bons maris pour elle. J'ai vu des . dames bien embarrassées si elles devoient l'appeler madame ou mademoiselle.
1. Le Procès-verbal des conférences tenues pour l'examen des articles proposés pour la composition de l'ordonnance criminelle du mois d'août 1670 (édit. de l'Isle, 169", in-4°), ruonire par quels moyens les grands coupables parvenaient souvent à échapper à la justice. On y lit (page 32) « qu'aux Grands-Jours de Clermont, le marquis de Canillac, qui fut condamné à mort, s'étoit jusque-là soustrait à la justice, parce que, se voyant poursuivi par les juges ordinaires, il se pourvut par-devant un simple exempt de prévôt de maréchaux. Ces différentes procédures ayant fait naître un conflit de juridiction, le grand conseil donna des défenses qui arrêtèrent la procédure, laquelle demeura sursise pendant quatorze années, jusqu'aux Grands-Jours. »
M. le marquis de Canillac le fils, pendant ce temps-là, étoit amoureux de Mlle Ribeyre, et vouloit l'épouser contre l'inclination de ses parents qui ne la trouvoient pas assez bon parti ni pour le bien ni pour la qualité.
Quoiqu'il y eût de grands obstacles, sa beauté l'avoit tellement charmé, qu'il avoit juré d'en faire une marquise. Mais le ciel où se font les mariages l'avoit destinée à un autre amant; aussi l'ardeur du premier étoit fort ralentie, soit par la fragilité des hommes qui sont naturellement inconstants, ou par la difficulté que faisoit le père d'y consentir, ou par la nécessité d'une longue absence qui détruit les passions les plus fortes. Il passe pour un jeune homme fort accompli, et qui mériteroit d'être fils d'un père plus homme de bien que le sien. On loue partout son honnêteté, sa générosité et sa douceur même. Il y a pourtant une tache à sa vie dont il n'a pas su se laver. Il est vrai que c'est être bien innocent en Auvergne que de n'avoir commis qu'un crime, et qu'un fils qui n'a été criminel qu'une fois paroît bien juste, à comparaison d'un père qui l'est toujours. Mais il a fait une action qui suffiroit bien toute seule pour rendre infâme un fils d'un autre père et un gentilhomme d'une autre province. C'est qu'un prêtre s'étant voulu mêler, peut-être indiscrètement, de quelque intrigue qu'il avoit avec une femme, il le fit observer, et l'ayant un jour rencontré, lui donna le temps de faire sa prière et de se confesser succinctement, et l'envoya cruellement en l'autre monde. Les anciens aussi croyoient que l'âme étoit dans le sang, étant d'avis qu'il se faisoit comme une communication d'âme du père au fils, qui leur rendoit ordinairement les vertus et les passions communes. Cette ressemblance de mœurs et d'inclinations n'a point paru en ces messieurs, et l'on sait bien que c'est plutôt un malheureux engagement ou une surprise de jeunesse, qu'une cruauté de naturel et une malice déterminée. Depuis cet assassinat, il avoit fait agir tous ses amis, et avoit obtenu des lettres de grâce qu'il avoit présentées au parlement de Provence. Mais M. Talon s'étant rendu appelant de toutes les lettres obtenues dans le ressort des Grands-Jours, envoya querir le procès si à propos qu'il arriva presque le dernier jour de la commission, et les juges, qui eussent bien voulu qu'il eût encore échappé ces deux mauvais jours, ne purent se dispenser de le juger et de le condamner à mort, à la confiscation des biens et à l'amende, de sorte qu'on en fit le portrait comme du père. Mmede Canillac, quis'étoit toujours consolé des arrêts contre son mari, sur l'espérance de sauver son fils, et avec lui presque tous les biens de la maison, en fut au désespoir, et s'évanouit à la premièrenouvelle du procès apporté et du jugement rendu. Il est vrai que quelques personnes intelligentes lui témoignèrent qu'il lui seroit aisé d'en revenir; que l'arrêt même des Grands-Jours auroit peine à subsister, puisque la grâce avoit été bien obtenue et qu'elle avoit été reçue par un parlement. Nous avons appris que le roi ayant ouï parler de lui fort avantageusement, l'en faisoit quitte pour l'équipement d'un vaisseau qui n'alloit pas à dix mille écus de dépense. Quelques-uns trouvèrent étrange qu'on lui eût donné pour rapporteur M. de Vaurouy qui alloit épouser Mlle Ribeyre; que son principal juge fût son rival, et qu'un homme qui venoit lui enlever sa maîtresse opinât encore à lui faire perdre la vie. Néanmoins tout se passa sans animosité, puisqu'ils n'étoient amants que par succession, et qu'ils n'avoient pas à même temps leur intérêt d'amour à ménager, puisque le juge ne connoissoit point le rival et que l'accusé lui quittoit volontiers sa maîtresse ; il eût voulu épargner son bien et sa vie. (Mémoires sur les grands jours d'Auvergne en 1665)
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